"Apprendre que les choses auxquelles on a cru toute sa vie ne sont pas vraies" [Des fleurs pour Algernon, Daniel Keyes]
Voilà un livre dont j'ai très longtemps repoussé la lecture : à tort, je croyais qu'il s'agissait de l'histoire d'une souris à la conscience presque humaine - et là, comme ça, sous cet angle, ça ne m'intéressait pas des masses. Cet à priori me vient d'une autre fiction signée Sam Savage et intitulée Firmin : Autobiographie d'un grignoteur de livres. Nous sommes censé-e-s y découvrir les aventures d'un petit rat amateur de lecture, sauf qu'en fait je n'ai jamais découvert grand chose puisqu'à chaque tentative d'entrer dans ce roman, je n'ai pas réussi à aller plus loin que les premières pages. J'ai essayé en anglais, en français, mais pas moyen, ça ne colle pas. Je m'étais donc dit que toute histoire relative à un rongeur personnifié n'était décidément pas pour moi, mais en fait - et ça tombe bien - ce n'est pas du tout le sujet du roman de Daniel Keyes, Des fleurs pour Algernon.
★ L'intrigue ★
Le QI de Charlie, 32 ans, s'élève à 68. S'il a bon nombre d'amis et un travail satisfaisant dans une boulangerie, un profond désir de devenir "intelligent" l'anime. Lorsqu'une équipe de chercheurs lui propose d'accroître son QI au moyen d'une expérience sans précédent, Charlie n'hésite pas et saute sur l'occasion. L'opération est un succès, et le jeune homme découvre le monde tel qu'il ne l'avait jamais vu. Mais ce renouveau ne lui apporte pas exactement tout ce qu'il souhaitait, et très vite des éléments de son passé lui reviennent sous un jour différent, déstabilisant. Par ailleurs, une question cruciale se pose, à laquelle même les scientifiques ne parviennent pas à répondre : l'opération est-elle réellement irréversible ?
★ Mon avis ★
Cette lecture m'a laissé un goût très amer en bouche : je crois que c'est l'un des romans les plus déprimants que j'aie jamais lus ! Mais c'est sans doute le prix à payer pour se confronter à la multitude de réflexions passionnantes que soulèvent les (més)aventures de Charlie.
La narration adopte une forme autobiographique, et c'est l'un des points forts de ce roman : les comptes rendus rédigés par Charlie à la demande des scientifiques en charge de son opération sont le reflet de son évolution, et s'apparentent très vite à un journal intime détaillé. L'écriture elle-même témoigne ainsi des progrès du personnage. Les premières pages, maladroites, truffées de fautes d'orthographe et privées de ponctuation, laissent bientôt place à une maîtrise complète des normes orthographiques et syntaxiques. Les comptes rendus adoptent un style plus complexe, et même littéraire, tandis que la temporalité se transforme. Charlie n'est plus seulement dans le présent : il fait référence à un passé lointain ainsi qu'à un avenir incertain.
Ces modifications vont de pair avec une transformation des interrogations qui animent Charlie. Si sa quête d'intelligence découlait d'une grande soif d'amour, il se rend compte que la question est en fait liée à des enjeux de pouvoir ayant toujours déterminé, malgré lui, les contours de son existence. Ce cruel constat met en lumière le comportement de sa mère, qui le confinait à l'intérieur de la maison pour ne pas l'exposer au regard des autres, dans l'attente d'une transformation miraculeuse qui le transformerait en génie dont elle pourrait enfin être fière. Il éclaire celui de ses collègues à la boulangerie qui, à défaut d'obtenir une reconnaissance sociale, trouvent le réconfort dans les humiliations quotidiennes qu'ils lui infligent. Mais pire, encore, il dévoile au grand jour les motivations profondes des scientifiques à l'origine de l'expérience. Ceux que Charlie percevait comme ses sauveurs ne sont en fait que des hommes avides de prestige - et lui n'est qu'un rouage de leur machine.
C'est autour de ces questions que la lutte de Charlie s'élabore, et que le personnage entre finalement en résistance. Comment trouver sa place dans ce monde bien décevant ? Un monde qui se refuse à lui reconnaître son humanité ?
Globalement, la vision de l'intelligence proposée par Daniel Keyes est peut-être partiale, voire caricaturale (je dis bien "peut-être", puisque je n'en sais honnêtement pas plus que lui), mais elle a le mérite de ne pas être figée : elle a vocation, finalement, à interroger une vision collective de l'intelligence. J'ai regretté cependant que ne soit pas plus questionnée la volonté des scientifiques de transformer les personnes ayant un retard de développement dans le but de les rendre "normales". Comme si elle allait de soi et n'était pas critiquable, et comme si cela devait primer sur une remise en cause de la place qui leur est faite dans la société. Malgré cela, Des fleurs pour Algernon est un roman unique et étonnant, qui détaille avec une précision percutante le cruel mécanisme de la déshumanisation.
★ Le livre en détails ★
Auteur : Daniel Keyes (USA)
Traduction : Georges H. Gallet
Année de parution : 1966
Éditeur : France Loisirs
Pages : 443
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