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Mudwoman, de Joyce Carol Oates [Revue]


Joyce Carol Oates est une auteure que j'aime énormément. De Nulle et grande gueule à Nous étions les Mulvaney en passant par Zarbie les yeux verts ou encore Délicieuses pourritures, elle déploie un univers atypique caractérisé par des secrets de famille, des personnages marginalisés, des rapports de pouvoir, des constructions identitaires, des creux dans la mémoire... ainsi qu'une représentation poussée de la part obscure que chacun-e porte en soi. Le tout dans une écriture incroyablement maîtrisée, aussi dépouillée que poétique selon les passages, selon les œuvres... Bref, j'aime Joyce Carol Oates. Et lorsque j'ai découvert, en librairie, le synopsis de Mudwoman, j'ai su que j'aimerais ce livre, forcément.


★ L'intrigue 


Mudwoman ("fille de boue"), c'est l'histoire d'une petite fille que sa mère, à peine sortie d'un centre de détention pour femmes, abandonne dans un marais afin de satisfaire Dieu. Par la force des choses, elle survit, est un temps recueillie par une famille d'accueil, avant d'être adoptée par un couple de quakers (membres d'un mouvement religieux issu du christianisme mais fondé sur une liberté de conviction, une absence de hiérarchie et des idées pacifistes). Agatha, sa mère adoptive, est bibliothécaire, tandis que Konrad est employé de mairie.

Le moins que l'on puisse dire, c'est que Mudgirl démarre mal dans la vie. Cependant, sa famille adoptive se montre aimante et lui transmet l'amour des livres. Elle s'avère très vite être une excellente élève et s'engage, après le lycée, dans des études de philosophie. Mudgirl, qui se nomme désormais Meredith Neukirchen, enseigne finalement dans le supérieur, et son engagement est tel qu'elle gravit peu à peu les échelons jusqu'à devenir la première femme présidente d'université.

Mais bientôt l'épuisement la guette. Des incidents sur le campus mettent en péril son statut de présidente, et le passé obscur et fragmenté de Meredith se met à lui revenir sous la forme d'impulsions étranges, d'un sentiment d'étrangeté en société, d'accès de colère et de terribles cauchemars...


★ Mon avis 


Mudwoman est un roman qui peut s'avérer difficile d'accès. Il faut adhérer à sa construction particulière, l'alternance entre actions présentes et morceaux du passé, ainsi qu'au caractère brumeux des informations qui nous sont données sur Meredith. En fait, il faut accepter d'entrer dans la tête de ce personnage au parcours difficile et à l'identité fragmentée, car c'est cela qui le rend terriblement humain. Je n'ai pas vraiment eu de difficulté à entrer dans ce roman finalement parce que j'ai de suite trouvé l'écriture incroyablement poétique et prenante. Une profusion d'images à la fois belles et inquiétantes, presque fantastiques par moments, est offerte aux lecteur/ices. J'ai notamment adoré la figure du Roi des Corbeaux, un personnage onirique à la fois rassurant et protecteur, qui marque l'enfance trouble de Mudgirl. 

(...) Il y avait mille corbeaux et parmi ces mille corbeaux le plus gros et le plus farouche, celui qui avait le plumage le plus noir et le plus lustré, était le Roi des Corbeaux. Le Roi des corbeaux avait observé la conduite cruelle de la femme mi-portant mi-traînant une enfant en larmes à travers les marais pour la jeter dans une boue molle et mouvante comme des sables et l'abandonner à la mort dans ce terrible endroit. Et le Roi des corbeaux vola au-dessus d'elle protestant avec véhémence, il fit claquer ses larges ailes et cria après la femme qui se protégeait maintenant le visage de ses bras contre le courroux du Roi des corbeaux la poursuivant comme un monstre ailé des temps anciens au service d'un dieu sauvage.

Mais la grande force de ce roman, c'est clairement son héroïne. Lorsqu'on la découvre au début en tant que présidente d'université à qui tout semble sourire, il est difficile d'imaginer que l'on s'apprête à découvrir des démons intérieurs dont elle même ne semble pas avoir conscience. Un certain temps, j'ai presque cru que l'histoire serait centrée les conflits politiques au campus, qui mettent à mal sa position. Finalement, pas du tout : ces conflits sont la toile de fond. Ils conduisent l'entourage de Meredith à questionner son rôle de présidente, et son identité s'en trouve ébranlée. C'est cela le cœur du roman, cette petite faille qui ouvre en grand toutes les autres failles accumulées depuis l'enfance. La mascarade est mise au jour et l'on découvre une héroïne aux noms multiples (Jewell, Jedina, Mudgirl, Meredith, M.R.), qui se succèdent au fil des grandes étapes de sa vie mais finissent surtout par se superposer. Sa construction en tant que personne est sans cesse menacée, à commencer par le jour où l'on a voulu se débarrasser d'elle dans un marais.... Sa survie ne tient alors qu'à sa capacité à séduire son entourage : satisfaire les attentes des autres pour ne pas qu'on la tue

Le plus fascinant, dans tout ça, c'est que Meredith ne semble jamais s'apercevoir du gouffre dans lequel elle s'enfonce. Le personnage public qu'elle s'est créé (la fille modèle, l'élève brillante, puis l'universitaire) étant le travail de toute une vie, elle n'y renoncera pas si facilement... 

En bref, c'est un très beau roman, difficile en raison des sujets qu'il traite, mais passionnant. On y retrouve sans surprise les thèmes chers à Joyce Carol Oates. J'aime en particulier cette auteure pour la façon dont elle construit ses personnages féminins, toujours complexes, sombres et façonnées par des attentes sociales qu'elles épousent ou qu'elles rejettent. Mudwoman est loin d'être une exception, et c'est tant mieux !


★ Le livre en détails 

Auteur : Joyce Carol Oates (USA)
Traduction : Claude Seban
Année de parution : 2013 (2012 pour la version originale)
Éditeur : Points éditions
Pages : 565

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