(Note de Joy : Cet article ainsi que la photo qui l'accompagne ne sont pas de moi mais de Taylor, qui était aussi à l'origine de cette interview littéraire. Merci à elle pour cet article qui, je l'espère, vous plaira autant qu'à moi !)
On s'attend le plus souvent à rencontrer les auteurs illustres au détour de l'allée calme et silencieuse d'une bibliothèque ; parmi les rayons étrangement vides du département « Classiques » de notre librairie ; ou encore entre les quatre murs étouffants d'une salle de classe, dans laquelle la professeure prononcera leur nom avec un auguste respect, entre deux réflexions sur l'art de la métonymie. On les imagine drapés dans leurs plus prestigieuses éditions ; les prix et les éloges qu'ils ont reçus épinglés à leur couverture comme autant de broches étincelantes...
On s'attend le plus souvent à rencontrer les auteurs illustres au détour de l'allée calme et silencieuse d'une bibliothèque ; parmi les rayons étrangement vides du département « Classiques » de notre librairie ; ou encore entre les quatre murs étouffants d'une salle de classe, dans laquelle la professeure prononcera leur nom avec un auguste respect, entre deux réflexions sur l'art de la métonymie. On les imagine drapés dans leurs plus prestigieuses éditions ; les prix et les éloges qu'ils ont reçus épinglés à leur couverture comme autant de broches étincelantes...
La
légende de Virginia Woolf, par exemple, se place tel un mirage entre ses livres
et le lecteur. Lorsque nous posons les yeux sur l'un de ses ouvrages, qu'il
s'agisse d'un exemplaire original conservé précieusement à la British Library,
ou d'une version de poche, jaunie et écornée, oubliée dans les bacs d'une
grande surface ; sa réputation s'impose à notre esprit. Nous pensons à
l'auteure de génie, dont les écrits continuent à occuper une place de choix
tant dans les classements littéraires que sur les étagères des docteurs ès lettres
anglo-saxons. Et alors, nous hésitons...
Devons-nous
nous avancer vers elle, timides, humbles, poussés par la main ferme et froide
de la Critique qui nous guide implacablement dans sa direction ; murmurant
à nos oreilles : « il le faut, il le faut... » ? Devons-nous,
une fois devant elle, garder les yeux obstinément baissés jusqu'à ce qu'un mot,
un signe, nous indique que nous sommes bel et bien dignes d'elle ? Ou
pouvons-nous, modestes lecteurs que nous sommes, glisser sans plus de cérémonie
l'un de ses romans dans notre sac pour le dévorer au fast-food, entre deux
poignées de frites et un cheeseburger ?
Oui,
nous le pouvons.
Voici sept bonnes raisons de le faire.
1.
Parce qu'il existe un Woolf pour chaque
lecteur et chaque lectrice :
Virginia
Woolf a laissé derrière elle dix romans. En plus d'être vaste, son œuvre
romanesque est extrêmement riche et variée, tant au niveau de la forme et de la
structure narrative que des thématiques abordées. Quelles que soient vos
préférences en matière de littérature, il est donc probable qu'au moins un de
ses ouvrages suscitera votre intérêt. Celles et ceux qui connaissent Woolf en
tant que figure féministe apprécieront probablement Orlando, dans lequel
un personnage masculin se réveille un beau matin changé en femme, et découvre
peu à peu les difficultés éprouvées par l'autre sexe ; ou Nuit et jour,
qui met en scène deux jeunes femmes tentant de concilier leurs aspirations
personnelles et les devoirs liés à leur condition. Ce dernier, tout comme La
traversée des apparences, plaira également aux lecteurs friands d'histoires
d'amour, et de romans dotés d'une structure classique. Les amateurs de grande
saga familiale, eux, se tourneront plus volontiers vers Les années. Les
personnes qui ont des difficultés à lire apprécieront Flush : une
biographie, roman court et léger qui raconte la vie de la poétesse
Elisabeth Browning, vue à travers les yeux de... son chien ! Quant aux
lecteurs avertis, ils préféreront analyser la complexité des monologues
intérieurs portés par Les Vagues, le symbolisme du roman à ellipses La
chambre de Jacob, ou bien encore débusquer les multiples références
littéraires glissées Entre les actes. Enfin, Mrs Dalloway et Vers
le phare, sont deux œuvres incontournables qui conviendront parfaitement à
celles et ceux désirant se faire une idée de l'auteure... ou ajouter un livre
culte à leur bibliothèque !
2.
Parce qu'elle nous raconte l'histoire des
femmes :
La
place des femmes constitue, comme je l'ai dit, le thème principal de Nuit et
jour, dans lequel Mary et Elisabeth, les deux héroïnes, cherchent toutes
deux à s'émanciper des rôles qui leur sont imposés. Tandis que Mary tente de le
faire à travers l'engagement politique et l'écriture, en militant pour le droit
de vote des femmes ; Elisabeth, elle, apprend les mathématiques en secret
et s'interroge sur le mariage, qu'elle envisage comme une étape inévitable
vers l'indépendance. Fort différentes tant par leur origine sociale que par
leurs caractères ou leurs espérances, elles représentent deux facettes de la
destinée commune des femmes, amenées à faire des choix qui ne les satisfont
qu'à moitié, faute de réelle alternative. Dans Orlando, c'est toute la
construction sociale de la féminité que Woolf analyse avec ironie à travers son
héros. Devenue une héroïne, celle-ci découvre les multiples limitations et
obligations de son nouveau genre... Et de réaliser qu'elle ne pourra plus
jamais « porter une couronne ducale » ou « conduire une
armée » ; que ses nouveaux vêtements, gênant ses mouvements,
l'obligeraient à « s'en remettre à la protection d'un marin » en cas
de naufrage ; et qu'elle doit cacher ses chevilles pour éviter le
harcèlement des hommes ! Au fur et à mesure du roman, Orlando remet en
cause les convictions de l'homme qu'il était avant. Le procédé choisi par Woolf
est efficace : le « regard de l'étranger » – ici celui d'une
personne élevée en garçon – permet de dénoncer le ridicule et les incohérences
d'une société sexiste. Plus largement, Woolf montre dans l'ensemble de son
œuvre à quel point les femmes voient leur vie rognée, entravée par les
conventions sociales. Les responsabilités lourdes et pourtant si peu valorisées
d'une maîtresse de maison sont incarnées par certaines de ses héroïnes,
notamment Mrs Flanders, la mère de Jacob ; Mrs Ramsay (Vers le
phare) dont les journées se composent d'une « suite de petites tâches
insignifiantes » tandis que ses filles rêvent d'une vie qui « ne se
passerait pas à s'occuper d'un homme ou d'un autre » ; et Suzanne (Les
vagues) qui trouve le bonheur dans la vie domestique. Toutes les
expériences des femmes – de la peur ressentie dans les espaces publics (La
chambre de Jacob) à l'agression sexuelle (La traversée des apparences) ;
de leur impossible accès à l'éducation (La chambre de Jacob) aux ambitions
qu'elles affirment (Flush) ou dissimulent (Entre les actes, Vers
le phare) – sont décrites non sans humour, de même que la misogynie des
hommes. Son œuvre présente ainsi une galerie de portraits féminins dans
laquelle il serait bien dommage de ne pas flâner, et qui complète admirablement
l'argumentaire d'Une chambre à soi.
3.
… et celle de la guerre :
Autant
le dire tout de suite, Woolf n'est pas à
l'origine d'une version littéraire de Call of Duty. Dans ses romans, vous ne
trouverez aucun récit de combat sanglant. Vous ne sentirez pas la boue des
tranchées couler entre vos doigts, ni l'odeur du sang pénétrer vos narines – en
revanche, vous entendrez les obus tomber sur Londres. Woolf parle de la guerre
telle qu'elle l'a vécue : de l'arrière. Si elle n'a pas porté les armes, elle a
connu l'angoisse de voir ses parents et amis envoyés au front, la douleur
d'enterrer les morts, la peur des bombardements. Ses livres, publiés entre 1915
et 1941, évoquent de manière subtile, avec une tristesse mêlée de fatalisme,
les conflits de l'époque. La chambre de Jacob est le roman de celui qui
part au front. Tout au long du récit, alors que le futur soldat n'est qu'un
petit garçon jouant sur la plage, puis un jeune homme courtisant les femmes,
des symboles de mort sont disséminés sur son chemin, presque aussi invisibles
pour le lecteur qu'ils ne le sont pour lui : un crâne de mouton, une fumée
« comme un emblème de deuil », des réverbères qui « soutiennent
l'obscurité comme sur la pointe de baïonnettes », des pierres tombales,
des baisers « sur les lèvres vouées à la mort »... Dissimulés dans le
décor, les indices s'accumulent mais, emportés par l'enthousiasme juvénile du
héros, nous n'y prenons pas garde. Soudain surgissent les cuirassiers. Et les
sombres pressentiments des femmes. La fin brutale du roman exprime tout à la
fois l'absurdité de la guerre et le destin inéluctable de ses victimes. Mrs
Dalloway, est, à l'inverse, le roman de celui qui est revenu. Septimus
Smith rentre du champ de bataille avec les honneurs. De son expérience, nous ne
savons pas grand chose, si ce n'est qu'elle a lentement contribué à le
déshumaniser – il ne « ressent plus rien » – et à le mener vers la folie. Si ce personnage
permet à Woolf d'aborder le thème de la maladie mentale – elle a elle-même
lutté tout sa vie contre des crises de dépression profonde –, il représente
également les millions de vie mutilées, gâchées, par la guerre. Dans Vers le
phare, la guerre vient et se retire, telle une vague entraînant quelques
existences dans son sillage ; tandis que dans Entre les actes, la
possibilité d'une attaque pèse sur l'esprit de tous. Mais c'est dans Les
années que nous découvrons la plus belle évocation de cette thématique, lorsqu'un
bombardement confine plusieurs personnages dans un sous-sol de la capitale
anglaise. Le bruit inquiétant de la sirène interrompt les conversations comme
il interrompt les vies ; entre les impacts de bombes retentit une
berceuse ; et, après coup, un euphémisme permet de minimiser l'angoisse
ressentie : « ce ne sont que des enfants qui tirent des pétards dans le
jardin du fond. » A travers tous ces écrits, Woolf décrit l'absurdité de
la guerre pour mieux appeler à la paix, ce qu'elle fera également avec brio
dans l'essai Trois guinées.
4.
Parce qu'elle a de nombreux amis
écrivains à nous présenter :
Imaginez
que, lors de votre prochaine visite à la bibliothèque, un auteur de renom
apparaisse soudain à vos côtés pour vous conseiller ? C'est un peu ce que
fait Woolf. Chacun de ses romans contient un nombre impressionnant de
références littéraires, plus ou moins explicites : ses personnages lisent
des livres ; récitent des extraits de poèmes ou de pièces ; discutent
entre eux les mérites de différents auteurs et ouvrages ; débattent de la
supériorité de telle ou telle période littéraire ; et, parfois, se
recommandent des œuvres les uns aux autres. Ainsi, Austen croise Pope, Milton,
Hardy, Tolstoï, Horace, et bien d'autres. Ces références servent souvent à
éclairer la personnalité des protagonistes – leurs goûts et leurs points de vue
en matière de lecture nous donnant des indications subtiles sur leur caractère
– et à se moquer avec tendresse des opinions littéraires de ses compatriotes.
Mais elles permettent aussi à l'auteure de nous offrir une visite guidée dans
le monde merveilleux de la littérature : en choisissant le parcours
qu'elle a elle-même tracé, en observant les figures qu'elle vous indique, non
seulement vous découvrez les écrivains qui ont influencé son propre travail,
mais, en lecteur curieux que vous êtes, vous parfaites votre culture
littéraire. Qui sait, il se peut qu'entre les pages de Woolf se cache le nom de
celui qui deviendra sous peu votre auteur favori ! En tous les cas, elle
vous donnera sans doute envie de (re)lire Shakespeare, puisque le barde anglais
est le seul auteur à être évoqué dans... chacun de ses dix romans !
5.
Parce que son oeuvre apaise notre
solitude :
L'un
des fils conducteurs reliant entre eux ses ouvrages est le profond isolement
dans lequel sont plongés les personnages. Les hommes et les femmes que Woolf invente
sont incapables d'exprimer avec justesse leurs pensées et leurs sentiments –
ou, tout du moins, incapables d'être compris par leurs semblables. C'est ainsi
que Rachel, sa première héroïne, pour qui « sentir profondément quelque
chose, [c'est] créer un abîme entre soi-même et les autres qui, eux aussi,
sentent profondément peut-être, mais différemment » (La traversée des
apparences) fait étrangement écho aux protagonistes de son dernier roman,
dont il est dit que « leurs esprits et leurs corps étaient trop près, mais
pas assez près [...] chacun avait le sentiment séparé qu'il sentait et pensait
séparément. » (Entre les actes) L'impossibilité d'exprimer
précisément ce que l'on vit, de décrire nos émotions dans toutes leurs nuances
et leur complexité, crée un voile invisible mais néanmoins infranchissable
entre nous et les autres : comme le note Bertrand dans Les vagues,
« les expériences de la vie sont incommunicables, et c'est ce qui cause
toute la solitude, toute la tristesse humaine. » Cette sensation parcourt
la plupart de ses romans, créant une atmosphère mélancolique certes, mais
également réconfortante. En lisant Woolf, nous ne sommes plus seuls à être
seuls.
6.
Parce que son style reste inégalé :
Le
principal talent de Woolf est de mettre des images sur les émotions de ses
personnages, aussi confuses, changeantes et fragiles soient-elles. Elle capture
leurs ressentis dans des instantanés d'une grande netteté et d'une beauté plus
grande encore, avec un sens de la poésie, une délicatesse, un art de la
métaphore exceptionnels. Chez elle, la figure de style est parfois obscure, et
le recours aux symboles et à la suggestion risquent de dérouter les lecteurs
les moins expérimentés – ou les moins attentifs. Cependant, ils ne semblent
jamais utilisés dans le but de nous impressionner, ni de dissimuler sous de
tortueuses fioritures une intrigue de moins bonne qualité. Même si certains
considéreront qu'il « ne se passe pas grand chose » dans le roman
woolfien, centré sur les mondes intérieurs des protagonistes et le passage du
temps qui modèle leurs destins ; le récit n'en demeure pas moins riche. La
construction des personnages est cohérente et soignée ; leur
évolution, subtile, ne peut manquer d'émouvoir le lecteur ; et Woolf, qui manie
avec dextérité l'ironie, prend plaisir à tourner en dérision les habitudes et
opinions de la société anglaise. On ne saurait donc lui reprocher de
privilégier la forme plutôt que le fond. Ici, le style se fait vecteurs des
mouvements de l'âme, renforçant ainsi la proximité entre l'être de fiction et
son lecteur.
7.
Parce qu'elle nous le demande :
Le plus grand tort que l'on puisse faire à Virginia Woolf,
c'est de la considérer comme une grande écrivaine. De la placer sur un piédestal
si élevé que nous la regarderons avec une vénérable crainte avant de reculer
sur la pointe des pieds, convaincus que nous ne possédons pas les capacités
nécessaires pour comprendre ni apprécier ses textes. Dans un essai intitulé La
tour penchée, elle écrivait :
« Ce serait un crime aux yeux d’Eschyle, de
Shakespeare, de Virgile, de Dante, qui s’ils pouvaient parler (et ils le
peuvent) diraient : « Ne me laisse pas aux gens en robe et en toque.
Lis-moi, lis-moi toi-même! » Peu leur importe que nous placions mal
l’accent ou que nous lisions avec une traduction à côté de nous. Bien sûr, ne
sommes-nous pas des roturiers, des amateurs ? Nous allons piétiner
beaucoup de fleurs, abîmer beaucoup d’antique gazon. Mais rappelons-nous un
conseil qu’un éminent Victorien, qui était aussi un éminent amateur de marche à
pied, donnait aux promeneurs : « Chaque fois que vous voyez un
écriteau avec ‘‘Défense de passer’’, passez tout de suite. » Passons tout
de suite. La littérature n’est pas propriété privée ; elle est domaine
public. »
Suivons,
nous aussi, ce conseil.
Taylor.
Merci Taylor. Après avoir lu votre article j'ai envie de donner Virginia Woolf une deuxième chance et cette fois sans craint.
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